Portraits

Interview Pacôme Thiellement : Cabala, Led Zeppelin occulte

Interview : suite 1

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Femmezine : Sur quoi avez-vous enchaîné après ce premier livre ?

Pacôme Thiellement : Tout de suite après, j'ai souhaité faire un livre sur Frank Zappa, et ça a été « Economie Eskimo-le rêve de Zappa ». Je pensais que ce compositeur proposait autre chose que les autres musiciens : quelque chose de beaucoup plus transdisciplinaire et transversal, interactif, avec une dimension politique, humoristique, et un projet artistique cohérent qui permet de sortir de la dualité mortifère artiste-fans. Zappa employait le terme de « continuité conceptuelle » pour définir son travail, une sorte de gigantesque château fort représentant la totalité de ses disques, et au cœur duquel son génie est assoupi comme la Belle au Bois Dormant. L'auditeur de Zappa doit traverser la discographie de celui-ci comme un labyrinthe, y passer plusieurs épreuves (le mauvais goût, la difficulté d'accès, la virtuosité apparente ou l'impression d'inutilité des longues parties parlées) et enfin la vivifier comme la pierre de l'alchimiste pour découvrir son véritable visage. Alors, cette musique est comme le Prince de la Belle et la Bête une fois que la jeune femme lui a dit qu'elle aimait : elle devient la plus délicate et la plus enchanteresse des œuvres.

Quid de ce troisième livre sur la pop-musique ?

« Cabala-Led Zeppelin Occulte » a été écrit pour répondre à cette question : dans quelle mesure un groupe de pop-musique peut-il réussir à créer les conditions d'une lecture ésotérique et initiatique chez son auditeur ? C'est un enjeu programmatique, accompli chez Led Zeppelin plus que chez n'importe quel groupe, même si on peut trouver des amorces de ce projet chez les Beatles, King Crimson ou Jimi Hendrix. Le point de départ de mon enquête, c'est le 4e album de Led Zeppelin, l'album sans nom. Sur la pochette du disque, pas de nom d'album, pas de noms de musiciens, pas de photos du groupe. Les principaux codes de la reconnaissance du disque sont abolis. Tous leurs conseillers en communication, leur maison de disques, se sont affolés. Jimmy Page a insisté et il a gagné. Il a eu raison, tant matériellement que spirituellement, puisque c'est devenu l'un des dix disques de pop-musique le plus vendus au monde. Page a montré que l'on peut réussir à créer une relation de type médiumnique avec son public, fonctionnant sur des principes symboliques. Du reste, Led Zeppelin est un groupe qui s'est passé d'attachés de presse jusqu'à une date très tardive, et qui n'était pas très aimé des critiques rock de l'époque, en particulier anglais et américains qui faisaient la pluie et le beau temps. Mais, malgré tout ça, il remplissait les salles et vendait ses disques. La réussite est musicale bien sûr, mais relève aussi, à mon sens, des principes thérapeutico-magiques dont dépend toute œuvre d'art : que les artistes le sachent ou non.

C'est à dire ?

La musique de Led Zeppelin peut être très violente et très douce. Elle ne fonctionne vraiment qu'à l'intersection d'émotions contradictoires. Jimmy Page ne supportait pas la terminologie Heavy Metal ou Hard Rock, il souhaitait que, pour son groupe, on parle de chiaroscuro. Une musique en clair obscur - comme dans la peinture du Caravage ! Dans leur premier album, leur reprise de Baby I'm gonna leave you , la ballade de Joan Baez, alterne des parties acoustique (douce) et électrique (dure) très distinctes. C'est ce changement de vitesse et d'arrangement dans la même chanson qui deviendra la signature du groupe. Ce qu'ils apportent de nouveau également, c'est un élément oriental spécifiquement arabe ou musulman, là où les autres groupes s'intéressaient uniquement à l'Inde ou au Bouddhisme. Cette influence arabe, inédite dans la pop-musique, commence et s'arrête quasiment avec Zeppelin. Elle vient de Robert Plant, de son amour d'Oum Kalsoum, Farid El Atrache, ou du chanteur pakistanais Nusrat Fateh Ali Kahn, ainsi que de sa volonté de retrouver dans son propre chant quelque chose qui se rapporte à cet appel propre à la musique orientale. Et, en même temps, il s'agit de produire dans leur œuvre une véritable érotique spirituelle, analogue à l'art d'aimer du soufisme iranien (qu'on peut trouver chez Rûmî ou chez Ruzbehan Baqli Shirazi, l'auteur du Jasmin des Fidèles d'Amour) ; cette dimension renvoie à toute une tradition qui évalue la sexualité sous un angle métaphysique ascendant, lumineux. Ces éléments sont très présents dans la musique de Led Zeppelin et dans les paroles de leurs chansons.